Au Diable la Foi

Chapitre 17 : les immortels
Le Chaperon Rouge était confortablement installée sur ses coussins moelleux, les yeux parcourant avec ennui la multitude de peluches, de sculptures ou de jouets représentant des loups. Tous étaient déchirés, brisés, fendus… Une tentative d'apaiser sa frustration, sans qu'elle n'y parvienne pour autant. Une tentative parmi d'autres, se dit-elle en posant les yeux sur le cadavre d'un loup, autrefois humain, qu'elle avait tué quelques heures plus tôt.
Elle faisait partie de ceux qui avaient choisi l'immortalité plutôt que le désespoir. Bien sûr, cela avait un prix, mais elle n'avait pas vraiment peur de le payer, chaque jour qui passait. Elle résistait à la folie et, tant que cela continuerait, elle n'aurait rien à craindre.
Antenore, lui, n'avait pas agi aussi raisonnablement.
— Je me demande parfois ce qu'il se passe dans ta tête, mon garçon, soupira-t-elle. Vraiment, je ne t'ai jamais vu faire quoi que ce soit de très pertinent, mais là, tu as franchi une limite de la bêtise.
Le vampire la fusilla du regard mais elle l'ignora, tirant une bouffée de sa pipe dorée avant de la recracher dans l'air déjà souillé de la pièce.
Devant elle, Antenore s'était agenouillé. Lui qui n'avait jamais accepté ne serait-ce que baisser les yeux face à une ensorceleuse était désormais à genoux devant elle. C'était ridicule. Tout cela pour le corps amorphe et glacé du Chasseur qu'il tenait dans ses bras. Il avait eu la stupidité de vouloir l'élever à ses côtés, comme une fichue nourrisse éduquerait celui qui finirait par la condamner à mort.
— As-tu fait cela pour briser le cycle de réincarnation ? Demanda-t-elle.
Elle se doutait que ce n'était pas le cas. Il y avait des méthodes bien plus directes pour cela et Antenore avait toujours affirmé qu'il s'y refusait. C'était un moyen comme un autre de se protéger de la folie, après tout. Même si Chaperon aimait se moquer de lui à ce propos, elle ne pouvait nier que cette méthode allongeait significativement l'espérance de vie. Si on pouvait appeler cela une vie.
— Bien sûr que non, répondit effectivement Antenore. Mais mes raisons t'importent-elles vraiment ?
— Pas vraiment, avoua l'ensorceleuse en secouant la main. Je te demande juste si tu es vraiment sûr de vouloir le sauver.
— Je le veux. C'est mon Chasseur, j'ai besoin de lui. Plus que tout au monde… Je t'en prie, sauve-le.
Elle le fixa quelques secondes, observant sa posture désespérée, ses mains tenant fermement l'adolescent comme le plus important des trésors, ses yeux suppliant autant que sa voix… Une allure qu'il n'avait jamais eu devant elle jusqu'alors.
Elle soupira en reportant son attention sur ses figures de loups peuplant sa chambre, ne supportant plus cette vision.
— Tu as été faible, vampire. La perte de cet humain t'a donc chamboulé à ce point ?
— Ne parlons pas de Vivence, répliqua-t-il aussitôt.
— Et pourquoi pas ? Ce n'est pas le premier membre de ta famille à mourir ! Tu devrais t'être habitué pourtant.
— Jamais je ne m'habituerai à ça.
Il avait dit cela, mais cela ressemblait à un mensonge. Elle ne releva pourtant pas.
— Tu as de la chance que le dernier membre soit un changelin, dans ce cas. Il risque d'avoir une longue et heureuse vie, pas vrai ?
Elle lâcha un rire moqueur en le voyant se crisper. Il était si facile de le mener à la colère que c'en était amusant, d'une certaine façon. Du moins pour elle, car c'est sans humour qu'il lui demanda :
— Comptes-tu continuer encore longtemps à retarder ta décision ?
Levant les yeux au ciel, elle posa son visage dans sa main, lassée du petit jeu qu'elle menait avec le vampire.
— Tu connais ma décision. Et si tu avais demandé mon avis avant de mordre ce monstre, tu ne serais pas là à le maintenir désespérément en vie alors qu'il ne la mérite pas.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Demanda sèchement Antenore.
— Ce que je veux dire, répondit-elle en se mettant enfin debout. C'est que les Chasseurs n'ont rien à faire dans une Grotte, n'ont pas à cohabiter avec les créatures et n'ont aucune chance de devenir l'une d'entre elles !
Elle s'avança vivement et leva la jambe pour frapper le Chasseur, mais Antenore se pencha et se prit le coup à la place.
Furieuse, elle appuya son pied sur lui pour lui faire courber l'échine, le pliant en deux jusqu'à ce que son front touche le sol, les fesses relevées, alors que la victime se laissait choir sous lui.
— L’Église a tué trop des nôtres ces derniers siècles. Comment peux-tu espérer que l'un de ses fils puisse nous rejoindre ? Comment peux-tu croire qu'il le mérite ?
— L’Église n'est rien, tenta de protester Antenore.
Elle le relâcha pour frapper son visage, plusieurs fois, hurlant :
— Mais réveille-toi enfin ! Sais-tu ce qu'ils nous ont fait subir durant l'inquisition ? Sais-tu le nombre de Chasseurs lancés à la poursuite d'innocents, d'enfants, de vieillards ? Ils n'avaient que faire de notre puissance ou de notre morale, ils voulaient tous nous exterminer, jusqu'au dernier ! Et c'est l'un d'entre eux que tu protèges !
Laissant tomber la violence physique, elle leva les bras et sa magie s'abattit sur le couple, ouvrant la peau du vampire sur toute la largeur du dos en déchirant sa tunique, rongeant sa nuque jusqu'à l'os, et attaquant sa fichue chevelure de feu.
Mais Antenore ne bougeait pas, continuant de protéger le Chasseur sans se défendre.
— Pourquoi fais-tu cela, bon sang ?
Les attaques s'étant taries, Antenore déroula son corps et se rassit sur ses talons, à genoux, la fixant de nouveau. Et comme elle ne disait plus rien, il argumenta :
— L’Église a envoyé des loups tuer tes parents, et durant toutes ses années, tu as blâmé les loups. Pourquoi blâmer la religion aujourd'hui ?
— Tu ne me connais que depuis deux siècles, Antenore, et je suis là depuis bien plus longtemps. Ne fais pas comme si tu savais tout, que ce soit sur moi ou sur la religion.
Elle n'était pas calmée, cependant, elle se sentait épuisée.
La colère était dévastatrice, chez elle, comme une unique mais puissante vague. Elle s'était retenue juste assez pour ne pas tuer le vampire sur le champ. Heureusement, sa magie était de nouveau sous contrôle, et Antenore avait déjà dû guérir de ses blessures.
Par contre, il n'avait toujours pas compris en quoi son comportement était un problème.
— Si je ne blâmais pas la religion devant toi, c'est parce que le jour où je t'ai rencontré, j'avais déjà éliminé tous les prêtres capables de créer des Chasseurs et tous les textes expliquant comment le faire. Pourquoi penses-tu qu'ils ne sont plus créés, aujourd'hui, sinon parce que quelqu'un les en empêche ?
Il avait l'air stupéfait, mais ne la coupa pas alors qu'elle continuait :
— Tu as raison quand tu dis que l’Église n'est rien… Mais c'est le cas depuis si peu de temps que c'en est risible ! Elle a gâché la vie de bien des créatures avant de devenir aussi faible qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Son regard se durcit.
— Et ton Chasseur fait partie de l'époque où elle était coupable.
Hélas, aucun regard ni aucun discours n'aurait été capable de changer l'opinion d'Antenore qui, quand il fut sûr qu'elle eut fini de dire ce qu'elle avait à dire, répondit :
— Cirillo n'est plus un Chasseur à la botte de l’Église, il est devenu une personne à part entière, et il mérite de vivre pleinement.
— Pourquoi avoir tenté de faire de lui un vampire, dans ce cas ? Dans tes précédents discours, tu ne considérais pas l'immortalité vampirique comme une vie, il me semble…
— Parce que l'on méritait tous les deux cette vie. Ensemble.
Elle grimaça, un peu dégoûtée par ce romantisme tordu qui faisait parfois surface dans la personnalité d'Antenore, et qu'elle n'avait jamais apprécié ni même compris.
Et pourtant, elle était consciente que si Antenore était venu la voir, c'est qu'il savait que personne d'autre, dans la Grotte, ne saurait quoi faire pour sauver la vie du Chasseur. Ce n'était pas de gaîté de cœur qu'il venait encore lui demander de l'aide, et s'il était obstiné à ce point malgré ce qu'elle lui avait appris, alors c'est que sa décision de sauver son Chasseur était réfléchie, à défaut d'être intelligente.
C'est peut-être pour cela qu'elle ferma les yeux plusieurs secondes, considérant la situation, avant de craquer et de finir par dire :
— Il n'y a pas de solution miracle à ta situation. N'importe quel humain ne peut devenir vampire, et ce garçon ne fait pas partie de la liste des privilégiés.
— Il rejette mon sang.
— Bien entendu qu'il le rejette, le contraire aurait même été étonnant.
Elle soupira, ne parvenant pas à croire qu'elle l'aidait vraiment.
— C'est une âme de Chasseur, de guerrier. La morsure a dû lui faire terriblement mal, tous ses mécanismes de défenses se sont donc activés et se battent contre le poison. Tant qu'il se sentira en danger, il n'acceptera pas la morsure.
Elle le regarda froidement :
— Et tant qu'il n'acceptera pas la morsure, il ne deviendra pas un vampire. Combien de temps penses-tu qu'il pourra survivre dans cet état ?
— Pas longtemps, j'en suis conscient. C'est pour ça que je suis là.
Le Chaperon Rouge reprit sa pipe d'or mais ne la porta pas à ses lèvres, cette fois. Elle vida les quelques graines qui s'y consumaient jusqu'à présent à même le sol, puis se leva pour marcher jusqu'aux étagères accrochées au mur. Elles étaient remplies de cranes de loup transformés en contenants, qu'elle remplissait de diverses herbes et plantes dont elle maîtrisait les propriétés du bout des doigts. Elle en choisit plusieurs qu'elle disposa dans sa pipe, puis revint vers ses deux invités.
— Il doit être en confiance, expliqua-t-elle en allumant les herbes d'un simple regard imbibé de magie. Tu dois le rassurer, l'accompagner dans sa transformation. Et lui serrer sans délicatesse les épaules comme tu le fais ne va pas l'aider, crois moi.
Elle déposa l’instrument en or sur le sol et força Antenore à allonger l'humain corrompu sur le dos.
— Je crois que tu sais faire ce genre de choses, lui dit-elle pince-sans-rire. Tu t'es beaucoup entraîné avec ton ami incube, non ?
Sans rien ajouter de plus, elle retourna s'installer dans ses coussins, puis observa sans un mot le vampire se placer au dessus du Chasseur, et commencer à l'embrasser et le caresser, sans se soucier du regard de l'ensorceleuse.
Et alors qu'il rassurait tendrement Cirillo, ce dernier se laissa doucement envahir par l'immortalité.
.
Durant les centaines de vies qu'il avait eues, Cirillo avait souvent souffert, parfois à la limite de la folie. Seulement, jamais encore il n'avait connu pareille douleur, qui venait de son propre sang, de sa tête, de toutes les cellules de son corps. Tout son être se révoltait, combattait à l'intérieur de lui-même, se débattait autant que possible contre la menace.
Des idées et souvenirs lui apparaissaient, furtifs mais innombrables, ayant tous pour but de détruire l'intrusion. Aucune solution n'avait été trouvée jusqu'alors, mais toutes les facettes de sa personnalité se démenaient pour s'opposer au sang étranger.
Toutes, sauf une. La plus faible, ou du moins la moins agressive, avait été balayée par les autres au moment de l'attaque. Elle n'avait plus fait un geste depuis, ne voulant se mêler à la bataille qui faisait rage dans son esprit. Elle avait peur, bien sûr qu'elle était terrorisée. Jamais encore Cirillo n'avait connu une telle souffrance, comment aurait-il pu faire autrement que paniquer ? C'était normal que toutes les autres tentent de s'opposer à elle.
Sauf que, progressivement, la petite partie silencieuse commença à être interpellée par autre chose que la douleur. C'était lointain, tenu, mais il y avait bel et bien une autre sensation qui commençait à arriver jusqu'à lui.
Il capta tout d'abord la douceur, qu'il identifia ensuite comme des caresses. Puis il y eu la chaleur douce, qui montait peu à peu dans son corps, prenant du terrain sur la douleur brûlante. Après seulement, les murmures commencèrent à lui parvenir, prenant peu à peu de la consistance jusqu'à ce qu'il puisse distinguer les mots tendres prononcés par une voix d'homme.
Et si les facettes combattantes redoublèrent d'efforts en reconnaissant la voix, la moins agressive se réveilla elle-aussi, mais avec une toute autre volonté en elle : atteindre le vampire qui lui parlait.
Alors, elle s'interposa, malgré sa solitude, elle ne voulait plus laisser les autres faire. Elle prit de l'ampleur, grossissant pour pouvoir faire face à la multitude, et leur imposer le calme. Elle n'était pas la plus puissante, mais elle n'était pas un Chasseur, contrairement aux autres. Elle avait été élevée par son vampire, avait grandi auprès des créatures, avait ressenti des émotions, des sentiments, même. Que ce soit la colère ou l'amour, elle les avait écoutés à nouveau après des siècles de surdité. Elle ne vivait plus uniquement pour tuer son vampire, mais pour vivre, tout simplement, et devenir un individu à part entière.
Et ce fut cela qui fit la différence.
Peu à peu, les autres reculèrent, à contre-cœur mais n'ayant pas d'autre choix. Ainsi, Cirillo redevint l'adolescent qui avait grandi dans la Grotte.
— Je suis là, tout va bien, accepte-moi…
C'était les mots d'Antenore. Antenore qui l'appelait, qui voulait faire de lui un vampire. Antenore qui touchait son corps, qui le caressait, l'embrassait, le réconfortait, avec la crainte d'un père, l'amour d'un amant, la douceur d'un ami, la détresse d'une moitié. Antenore qui avait besoin de lui pour ne pas devenir fou.
Cirillo lui répondit, avec peine, il réussit à faire mouvoir son corps jusqu'à enlacer son vampire. Il voulu murmurer qu'il l'acceptait, mais n'était pas sûr d'y être parvenu, tant il se sentait faible, tremblant, aux portes de la mort.
Il cessa alors de combattre le venin, et brutalement, ce dernier envahi son corps pour le pousser au bord du précipice, à la limite de son humanité teintée de la magie de l’Église. Puis Cirillo bascula, abandonnant la vie, les attentes des Maîtres, la rage des Chasseurs.
Ouvrant brutalement les yeux, il prit une profonde inspiration pour se reprendre, acceptant son nouveau statut qui troublait son regard et chacun de ses sens.
Entre ses lèvres, deux canines s'étaient anormalement allongées.
.
Antenore quitta l'étage des ensorceleuses bien des heures plus tard, et Cirillo l'accompagnait.
C'était le même garçon qu'il avait élevé, le même homme qui l'avait poursuivi, le même assassin qui avait tué Vivence. Mais il avait quelque chose en plus, désormais, car la cicatrice en forme de croix avait disparu de son torse, et sa dentition était désormais similaire à la sienne.
Ils rejoignirent finalement la chambre d'Antenore. Tout le monde était là, Lanzo, son golem, Klaus et même Arnaud.
Aucun d'eux n'était au courant de tout ce qu'Antenore voulait faire et tous furent surpris en se rendant compte que Cirillo n'était plus humain, et qu'il ne le serait plus jamais. Klaus faillit même dire quelque chose, mais il ne trouva visiblement pas ses mots et referma la bouche, troublé, alors qu'Arnaud déglutissait en silence.
Finalement, ce fut Lanzo qui réagit le premier. Il s'avança vers eux, prit la main d'Antenore et le cou de Cirillo et les embrassa sur la joue, tour à tour. C'était probablement sa façon de les féliciter pour en être arrivés là, mais Antenore n'en fut jamais sûr.
C’est ainsi que leur vie à tous reprit, sans qu'aucune question ni remise en cause ne soit prononcée.
Sûrement savaient-ils qu'Antenore n'écouterait aucune des deux. Car dans son immortalité, qui durait depuis si longtemps à ses yeux, il avait trouvé un compagnon éternel.
Ainsi, rien de ce qu'ils auraient pu dire ne lui aurait fait croire qu'il avait fait quelque chose de mal.
.
Dans l'obscurité de la Grotte
Loin du regard des Dieux
Naquit un être qui n'aurait jamais dû voir le jour.
Dans la bienveillance de la Grotte
Sous le regard des monstres
Se rassemblèrent ceux qui n'auraient jamais dû l'être.
La croix et les crocs
Enfin liés
N'avaient plus à craindre ni folie, ni dangers.
.