top of page

Au Diable la Foi

Chapitre 9 : Le vampire et la mort

Antenore regardait la lune à travers les vitraux, installé sur le sol d'une vieille église abandonnée.

C'était une église assez semblable à celle où il allait de son vivant avec son frère, bien que celle-ci soit plus moderne dans son architecture et moins riche dans ses ornements. Malgré ces différences, Antenore s'y sentait bien, et parfois, il lui arrivait de s'adresser à son frère à haute voix, comme si ce dernier l'entendait mieux ici qu'à la Grotte.

Il lui parlait de leur vie ensemble, avec leur père et mère qui étaient morts bien assez tôt. Il se remémorait les regards, au village, qui s'attardaient sur ses cheveux roux et son corps trop mince pour un fils de paysan. Sur son attitude trop lascive aussi, quand lui et son frère s'allongeaient dans les prés, à demi-nus, pour profiter du soleil. Les femmes du village, surtout, le haïssaient. Elles disaient qu'il avait le diable en lui et cherchait à pervertir leurs maris.

— Pervertir, dit-il en riant jaune. Je n'avais pas la moindre idée de l'effet que je leur faisais, moi !

Il ne connaissait même pas l'existence de l'homosexualité. À l'époque, on ne parlait jamais de cela, pas même pour l'interdire. C'était un sujet tabou, que l'on n'abordait jamais. Les adultes savaient ce genre de choses, la plupart d'entre eux en tous cas. Mais aux enfants, on n'en disait pas un mot. Alors Antenore enlevait sa tunique, sans remarquer l'attention portée sur son torse svelte, où ses taches de rousseur mettaient en valeur sa peau blanche.

— Je me fichais des filles, des garçons, de tout. Ça ne m'intéressait pas. Je savais que je devrais me marier un jour, que je devrais reprendre la ferme, que je finirais par mourir dans mon lit ou à cause d'une bête et qu'on m'enterrerait dans le vieux cimetière derrière l'église. Je croyais cela puisque, de toute façon, je ne pensais même pas qu'il puisse y avoir d'autres destins.

Il se reprit en souriant :

— À part devenir prêtre ou moine, bien sûr. Mais vu comme ils me détestaient tous, à l'église, cela ne risquait pas d'arriver.

Antenore soupira et ferma les paupières, soustrayant la lune à sa vue.

— Si tu savais comme les choses ont changé aujourd'hui… Si tu voyais ça, tu n'en reviendrais pas. Je ne sais pas si tu aimerais, par contre. Le destin prédéfini de notre époque te convenait plutôt bien après tout.

Après la mort bien méritée de leurs parents, son frère avait repris la ferme, avait épousé une jolie fille d'un village voisin avec qui il avait fait prospérer ses terres. Sur le tard, ils avaient eu un fils, Vittorio, puis la femme avait été tuée par un chien qui avait attrapé la rage, et lui avait perdu la vie dans son lit, après une maladie qui l'avait tué en quelques jours.

Aujourd'hui, on soignait ce genre de maux sans soucis et plus personne n'en mourrait. Mais à l'époque… À l'époque, les choses étaient bien plus dures.

— Je n'ai aucun mal à me souvenir de ton cadavre, tu sais. Ton visage lorsque nous étions jeunes, je l'ai oublié, mais ton cadavre lui… Je ne sais pas pourquoi il s'est aussi bien imprimé dans ma mémoire. Pourtant, la mémoire vampirique est très sélective. Comment vivre des millénaires sinon ? Notre cerveau ne le supporterait pas. J'ai oublié pourquoi je haïssais notre mère ou pourquoi les prêtres me faisaient sans cesse des sermons, mais ton cadavre, non, je ne l'ai pas oublié.

Il rouvrit les yeux. La lune était presque sortie du cadre de la fenêtre.

— Je sais que tu étais beau quand tu étais jeune, toi aussi tu attirais les regards. Mais dans la mort, mon frère, tu n'avais rien de beau.

Il ne dit rien de plus, et la lune finit par disparaître de sa vue. Alors Antenore se releva, enleva la poussière de ses vêtements et le peu de terre qui s'était mis sous ses chaussures.

Et sans se soucier du fait que l'endroit était sacré, Antenore ouvrit les portes de l'Enfer et les passa, retournant chez lui.

.

Installé dans sa chambre, Arnaud caressait doucement les cheveux blancs de la femme qui s'était endormie entre ses draps.

Contrairement aux vampires, les incubes n'étaient pas immortels. C'est pour cela qu'Arnaud pensait parfois à la mort, la manière dont elle arriverait et ce qu'il laisserait derrière lui.

Il n'avait pas de famille. Il n'avait bien sûr jamais connu son père, puisqu’il n’y avait pas de couples chez les membres de son espèce. Sa mère l'avait abandonné à la naissance, parce que c'était ce que faisaient toutes les succubes, afin d'éviter d'être tuées par leur enfant. Et il n'avait jamais trouvé de femme avec qui il désirait se reproduire.

Il ne connaissait pas sa famille de sang, mais il en avait une autre, qu'il avait « choisie », si on peut dire.

Même s'il n'avait pas vraiment eu le choix quand Antenore était entré dans sa vie.

Arnaud sourit à ce souvenir et se rallongea confortablement dans son lit, passant un bras autour de son amante pour la serrer contre lui.

La nuit de leur rencontre, Arnaud cherchait une proie dans les bals de village, comme il y en avait à l'époque. Mais c'était lui qui avait servi de dîner, parce qu'Antenore était affamé et que le sang d'incube était bien plus attirant que celui d'un humain.

C'était la première morsure qu'Arnaud subissait, et il avait perdu tellement de sang qu'il en était presque mort. Alors, pour le sauver et se faire pardonner, Antenore l'avait soigné et nourri dès qu'il avait suffisamment repris ses esprits.

C'était la première fois qu'Arnaud couchait avec un vampire. Il avait eu l'impression que son espérance de vie avait quadruplé d'un seul coup tant cela avait été intense.

Quand un incube ou une succube pratique le sexe avec un humain, l'espérance de vie qu'ils en tirent est à peine suffisante pour une semaine. À peine plus qu'un bon repas pour un homme ordinaire, en fait. Mais le faire avec un vampire… La puissance puisée était incomparable.

Il était rare qu'un incube ou une succube vive plus de cent ans. En général, si un accident ou une malnutrition n'arrivait pas avant, la solitude les poussait à s'affamer eux-mêmes jusqu'à la mort.

Très peu d'entre eux vivaient dans la Grotte, et si Antenore ne lui avait pas fait découvrir ce lieu, jamais Arnaud n'aurait su qu'il existait, lui non plus. Les succubes et incubes étaient traités au même titre que les loup-garous ou les nymphes : si tu peux vivre avec les humains, dans ce cas tu n'as qu'à vivre avec les humains. Peu importe si cela te fait mourir au bout d'un siècle.

Parce que, contrairement aux loup-garous qui vivaient en meutes ou les nymphes qui avaient une conscience de la réalité limitée, les incubes vivaient séparés de leurs congénères en étant tout à fait capables d'émotions fortes ou de souffrance… Et en cas de problème, ils étaient seuls pour survivre.

Toutefois, à présent qu'Arnaud connaissait l'existence de la Grotte et avait le moyen de s'y rendre à sa guise, il ne risquait plus de mourir de solitude. Et avec Antenore, avec qui il échangeait du sexe contre du sang depuis des années à présent, Arnaud avait parfois l'impression qu'il ne risquait plus de mourir du tout.

La femme contre lui poussa un soupir, le dernier, et s'éteint pour toujours. Arnaud contempla son beau visage, dévoré par la vieillesse et les épreuves qui s’étaient probablement succédé dans son passé.

C'était dans ces moments-là, quand il se souvenait qu'il volait la vie des autres pour allonger la sienne, quand il voyait son amant ou son amante mourir entre ses bras, qu'il se rendait vraiment compte à quel point il était dépendant des autres, et à quel point il aurait pu mille fois y passer, déjà.

Arnaud avait deux-cent cinquante ans cette année, et la femme qui venait de mourir après qu'il lui ait fait l'amour en avait trois fois moins.

Et comme à chaque fois qu'il ôtait la vie à quelqu'un, Arnaud pleura.

Il pleurait, suppliait, demandait pardon, jusqu'à ce que la porte de sa chambre ne s'ouvre sur Antenore qui venait l'enlacer. Alors, Antenore le réconfortait, lui frottait doucement le dos et embrassait son front et ses joues dans des gestes tendres et affectueux. Et cela, sans même avoir besoin de le toucher intimement, suffisait à redonner du courage à Arnaud.

— Ne culpabilise pas.

C'est ce que lui disait Antenore, alors qu'Arnaud savait parfaitement que le vampire souffrait, lui aussi, quand il enlevait la vie de quelqu'un. Même s'il n'en pleurait pas, il n'en était pas fier et regrettait de ne pas avoir d'autre choix.

Arnaud le savait mais il ne disait rien. Il hochait la tête, essayant de se convaincre que ce n'était pas grave de prendre une vie, qu'il offrait de belles morts et qu'il y avait pire, comme destin…

Comme celui d'être immortel.

.

Quand Chaperon Rouge recevait la visite d'Antenore, elle savait généralement ce que cela signifiait. C'est pourquoi, même s'il ne se souvenait presque jamais du mot de passe, elle le laissait venir à elle.

Peut-être à cause de leurs ressemblances, peut-être à cause de son allure ou du charme immortel de son sang… Peut-être à cause de la lueur de vie qui brûlait furieusement dans ses yeux, malgré le temps passé, qui semblait toujours défier le monde d'essayer de l'arrêter.

Le monde en était incapable, bien entendu, et le petit vampire semblait hors de portée de tout sauf des dévoreuses.

Chaperon aimait également les petites habitudes qu'ils avaient tous les deux. Ces rituels qui ne changeaient pas malgré les années. Ces mêmes disputes, toujours, et ces mêmes visites.

Il entrait dans son domaine, grimaçait devant sa décoration intérieure, ne la saluait presque jamais, lui faisait une remarque désagréable qui manquait de tourner en conversation houleuse, puis il lui demandait un service.

Malgré les dizaines de siècles qu'elle avait vécues, Antenore était un des rares à avoir le cran de lui demander des services. C'était également l'un des seuls dont elle considérait les demandes.

— L'enfant est un changelin, lui dit-il. Il nous faut le moyen de nous en occuper.

Et parfois, elle acceptait.

.

Cirillo finit d'éventrer l'homme, puis plongea son couteau entre ses côtes pour les écarter, et récupérer le cœur battant encore furieusement qui s'y trouvait. Il le prit entre ses doigts et tira vers lui, avant de découper tous les tuyaux, fils et autres morceaux de chair ou d'organe qui le reliaient au bientôt cadavre, sans se soucier des derniers mouvements furieux, ni du sang qui l’éclaboussait. Dès qu'il fut entièrement dégagé, le cœur prit une autre forme, muant progressivement en pomme entre ses doigts.

Il contempla un moment le fruit avec dégoût avant de la ranger dans son sac et de se relever. Il s'éloigna aussitôt du mort sans lui jeter le moindre regard.

Cirillo était peut-être un Chasseur créé par l’Église et officiellement sous ses ordres, cela ne changeait pas le fait qu'il n'adhérait pas à l'éthique chrétienne. L'amour de Dieu, le respect pour ses frères, les interdits moraux… Tout cela ne l'intéressait pas, il ne se sentait pas concerné.

Depuis de nombreuses vies, la raison de son existence était devenue son obsession. Au début, il avait la connaissance du fait qu'il avait été créé pour mettre fin à la vie de son vampire, et il essayait de le faire dans la mesure de ses maigres moyens. À présent, chaque pensée qu'il avait, chaque geste qu'il faisait, chaque inspiration qu'il prenait étaient dans ce but.

Il voulait voir son vampire mort, il le voulait devant lui, déchiqueté, vidé de son sang, incapable de survivre. Il voulait voir Antenore décéder enfin…

Ce n'était pas un but comme on rêve de devenir chanteur ou président. Ce n'était pas non plus parce qu'il savait que, lorsque cela arriverait, il cesserait de se réincarner et reposerait enfin en paix. Il n'y avait aucune réflexion derrière cette obsession, aucun objectif caché.

Cirillo ne pouvait pas penser à autre chose que la mort de son vampire, car son esprit s'était détaché de tout le reste.

Un humain n'est pas fait pour garder la même âme pendant de si nombreuses vies, c'était contre-nature et il le savait bien. Il le ressentait. À chaque réincarnation, l'âme se détériore, perd en émotion, en sentiment, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien en dehors de la raison de la réincarnation.

Il devait tuer son vampire.

C'était tout ce qui lui restait.

.

Cette fois, Antenore avait choisi un prêtre comme victime.

Peut-être était-ce à cause de sa sortie à l'église la nuit précédente, ou bien à cause de la crise de larmes d'Arnaud dans la journée. Peu importe la raison, Antenore se tenait dans un presbytère, installé sur le lit peu confortable, dans une chambre étroite uniquement éclairée par une fenêtre et une lampe de chevet dont l'ampoule grésillait de fatigue. Et dans ce lieu peu romanesque, le propriétaire était épouvanté par sa présence.

Antenore n'avait rien d'un effrayant monstre, avec de larges épaules et des lèvres toujours retroussées sur ses canines, loin de là. Mais son âge véritable rendait quasiment impossible le confort chez les humains ordinaires. Sa présence, surtout quand il avait faim comme c'était le cas à ce moment-là, pouvait être étouffante pour eux. Terrifiante.

Ainsi, alors qu'il était simplement assis sur le petit lit de l'homme, ce dernier était blotti au sol, dans un coin de la pièce, à trembler de tous ses membres en s’agrippant désespérément à la croix qu'il portait autour du cou.

Antenore, qui n'aimait pas particulièrement provoquer ce genre de réaction, fit l'effort de contenir son aura et invita le curé à se rapprocher de lui.

Légèrement tranquillisé, mais toujours tremblant, le prêtre réussit à dérouler son grand corps recroquevillé et se mettre debout. Une fois fait, il parvint à s'avancer de quelques pas en chancelant… Toutefois, il était tellement effrayé que ses jambes le lâchèrent avant qu'il n'atteigne Antenore, et ce dernier dut vivement se lever pour le rattraper, le prenant dans ses bras.

— N'aie pas si peur, mon père, calme-toi…

Il se rassit sur le lit, gardant l'homme contre lui comme on tiendrait un bambin. Il était bien plus grand et imposant qu'Antenore. Pourtant, dans ses bras, c'était bel et bien à un enfant apeuré qu'il ressemblait.

Antenore lui caressa doucement les cheveux, le berçant contre lui, jusqu'à ce que le prêtre se calme légèrement pour, à la place, se crisper en désapprouvant la position.

— J'ai pensé à vous pour ce soir, déclara Antenore pour meubler le silence de la pièce. Je ne pourrais pas vous dire pourquoi. Une fois, je vous ai vu prier à l’église, les yeux fermés et le dos droit. Même si ce n'est pas ma religion préférée, je vous avais trouvé pas mal. Je pense que c'est pour cela que j'ai décidé de venir vous voir.

Il sourit doucement, délaissant les cheveux pour effleurer la gorge du curé avec la pulpe de ses doigts.

— C'est si appétissant, les hommes dévoués…

Les yeux de l'homme de foi s'écarquillèrent, mais l'instant d'après, Antenore déployait son aura, écrasante, étouffante, aphrodisiaque, et l'humain se laissa complètement aller devant lui.

— C'est bien, détends-toi…

Son sourire s'agrandit, découvrant enfin les canines brillantes à la lumière de la lampe de chevet et de la lune. La gorge du prêtre, couverte de sueur et de chair de poule, attirait irrésistiblement son visage.

Il mordit, perçant délicatement la peau puis la chair, s'enfonçant profondément jusqu'à percer la veine. Il retira ses dents tout aussi doucement, puis se mit à aspirer par petites gorgées, sans se presser, sans violence ni passion. Il buvait pour se nourrir, pas pour retirer la vie.

Et quand il fut rassasié, même si l'homme débordait encore de sang, Antenore se retira et appliqua sa main contre la blessure, jusqu'à ressentir le petit picotement de magie sous ses doigts lui indiquant que le saignement avait cessé et que la blessure s’était refermée.

Le prêtre toujours étalé sur lui, Antenore se redressa jusqu'à se mettre debout. Il allongea le corps inconscient sur le lit, ne prenant pas la peine de lui enlever ses vêtements, ni même de retirer ses chaussures ou de le mettre sous ses draps. Le lendemain, il aura mal à la tête et aura probablement pris froid. Cela l'empêchera peut-être de s'intéresser aux légères cicatrices dans son cou.

Antenore se mit debout et s'étira longuement, savourant la chaleur nouvelle s'agitant dans son corps.

Encore un peu, il était vivant. Il se sentait vivant, même si cela ne durerait que quelques minutes. Après, la sensation disparaîtra, laissant place à cette indifférence proche de l'ennui qui gardait son cœur à l'abri de la folie. Et de la mort.

Mais pour l'instant, il se sentait bien.

Alors il ouvrit les portes de la Grotte et disparut. Une fois de plus, une nuit parmi tant d’autre, des milliers d’autres, qu’il ne comptait plus… Sans savoir combien de temps encore cela pourrait continuer.

.

Quand la douleur, la haine et la joie

Deviennent des impressions

Comment différencier

Le bien du mal ?

Il ne reste qu'à se souvenir

Que briser les vies

N'est pas un but en soi.

Et espérer

Espérer, peut-être, la fin...

.

bottom of page